"C'est une bien triste nouvelle que je viens vous annoncer"...
Ainsi commence une lettre émouvante datée de 1855 écrite par un certain Robert Larroque, conservée aux Archives du ministère des Affaires étrangères :
"Donaldsonville, 14 Xbre 1855
Mes chers parents,
C'est une bien triste nouvelle que je viens vous annoncer : mon pauvre frère Guillaume vient de décéder hier au soir 13 décembre, à 6 heures du soir. Ce n'est qu'après avoir rendu le dernier soupir dans mes bras que je l'ai quitté et aujourd'hui, le 14 Xbre, nous lui avons rendu les derniers devoirs.
Il est mort assassiné et le coupable est entre les mains de la justice.
Quant aux lettres qu'il a écrite à notre oncle Doleac, avant de rendre le dernier soupir, il m'a fait promettre que je vous en demanderai pardon pour lui, et moi je me joins à la prière d'un mourant pour vous demander pardon à mon tour.
J'espère de votre bonté que vous nous l'accorderez.
Quant à l'argent que nous avons dit de nous envoyer, ne l'envoyez pas car j'espère vous revoir bientôt et vous prouver que dans une année, je suis devenu homme.
Si dans tous les cas, votre intention n'est pas de me donner un abri sous le toit paternel, vous aurez la complaisance de me le marquer sur votre réponse.
J'ai encore à vous demander de m'envoyer à lettre vue, quelque argent pour payer les frais d'enterrement, car c'est un ami qui me les a avancés.
Je finis en comptant sur votre bon coeur, vous qui ne m'avez jamais abandonnés.
Je suis en attendant de vous embrasser et de ne plus vous quitter,
votre fils dévoué
Larroque Robert
P.S
Je me joins à vous pour prier Dieu pour lui. Le procès aura lieu dans trois mois et je ne me mettrai en route qu'après qu'il sera terminé.
Le nom de l'assassin est Vespasien Lacroix, de Toulouse, où vous écrirez pour me renseigner sur sa famille.
Il professait le métier de perruquier, mais il a été cordonnier aussi.
L'argent que vous m'enverrez, adressez le chez le consul de France, à la Nelle Orléans, car je vais quitter Donaldsonville, jusqu'à la cour, qui aura lieu le 5 mars 1856, c'est à dire quand la justice aura été rendue à notre pauvre Guillaume."
(Source : Archives Diplomatiques - Série D - 1877/17 carton 56)
Les évènements furent évoqués dans la presse locale :
Le 18 décembre 1855, le "New Orleans Daily Crescent", journal de Louisiane, publie la brève suivante :
Article qui est repris en français dans le journal "Le Courrier des Opelousas" de la paroisse de St-Landry en Louisianne le 22 décembre 1855.
A la recherche de la victime
Nous avons tenté d'en savoir plus sur cette affaire qui, avec notre regard du XIXème siècle, semble nous plonger en plein règlement de comptes en pleine rue d'un western à la John Ford.
Nous nous sommes plongés dans les Archives diplomatiques à Nantes, dans l'espoir de retrouver des documents dans les fonds du Consulat de La Nouvelle-Orléans.
Et effectivement dans la Série D (Dossiers personnels), dans le même dossier que la fameuse lettre, nous découvrons des pièces consacrées à une famille Larroque de la région de Tarbes (Hautes-Pyrénnées).
Le dossier contient entre autre une lettre provenant de La Nouvelle-Orléans et datée du 20 septembre 1877 indiquant :
"M. Le Ministre
j'ai l'honneur d'inf(ormer) V.E [Votre Excellence] que malgré de nombreuses recherches, et des avis publiés dans le journal français de cette ville pour découvrir les traces du Sr Larroque Robert dit Romain, il a été impossible de se procurer aucun renseignement sur ce français."
Bien que nous soyons vingt-deux ans après les faits, ce Robert Larroque dit Romain a-t-il un lien avec la victime du meurtre de 1855 à Donaldsonville, autre ville de Louisiane ? Est-ce le même Robert que l'auteur de la lettre ?
Si le Robert Laroque dit "Romain" évoqué dans la lettre du 20 septembre 1877 et bien le signataire de la dramatique lettre ci-dessus, alors, contrairement à ce qu'il écrit à ses parents, il ne serait pas rentré en France après le procès puisqu'on le recherche en Louisiane plus de vingt ans plus tard. A moins qu'après un retour en France, il ne soit finalement revenu vers les Amériques... Le fait que la lettre de Robert annonçant le meurtre de son frère et celle évoquant les recherches d'un Robert Larroque en 1877 soient conservées ensemble laissent à penser qu'il s'agit du même individu.
Diverses pistes
Quelques recherches nous ont amenées à découvrir qu'en 1875 vivait à La Nouvelle-Orléans une Henriette Abadie, née le 22 mai 1836 à Lubret-Saint-Luc (Haute-Pyrénnées) en France et veuve d'un Guillaume Larroque, ainsi qu'une Dominiquette Larroque sœur de ce dernier. Le mariage Larroque/Abadie eut lieu à Lubret le 13 novembre 1853. L'acte nous précise que Guillaume Larroque est charpentier et natif de la commune de Puydarrieux dans le même département, à une dizaine de kilomètre de Lubret et une trentaine de Tarbes. Ce Guillaume serait-il la victime de Vespasien Lacroix, assassiné à Donaldsonville deux ans après ce mariage ?
Guillaume Larroque, époux Abadie est le fils de Philippe Larroque et de Marie Jeanne Ader.
Nos recherches nous ont permis d'identifier les enfants de ce couple Larroque/Ader (unis en 1825):
Guillaume né le 7 août 1828
Un garçon mort-né le 9 janvier 1830
Joseph né le 23 juillet 1832
Dominiquette née le 16 mai 1834
Joseph le 27 juin 1836
Françoise Marthe Zacharie, le 3 décembre 1839
François le 2 septembre 1841
Rappelons une autre détail de la tragique lettre : " j'espère vous revoir bientôt et vous prouver que dans une année, je suis devenu homme." Faut-il comprendre que les parents de Robert ne l'ont pas vu depuis une année ? Ce qui permettrait d'envisager l'arrivée aux Etats-Unis au plus tôt en 1854. Et si Robert Larroque prend la peine de préciser qu'il est "devenu homme" c'est qu'il avait la sensation qu'il ne l'était pas lors de son départ. L'auteur de la lettre est donc relativement jeune. Le Guillaume Robert né en 1832 a 23 ans en 1855. Et le meurtrier ?
Quand à Vespasien Lacroix, le meurtrier, les raisons de son geste restent mystérieuses. Néanmoins, nos recherches dans différents fonds d'archives américains, nous ont permis d'identifier, un Vespasien Lacroix qui, quelques années plus tard, fit parler de lui en... Californie. L'association d'un prénom comme Vespasien avec le patronyme Lacroix pourrait laisser penser qu'il s'agit du même, mais en vérité nous ignorons le verdict du procès, et de fait ce qu'il est advenu du condamné. Fut-il emprisonné et à sa libération, s'installa-t-il en Californie ?
En tout cas un Vespasien Lacroix apparaît régulièrement dans les journaux au travers d'annonce pour acheter du bois (Los Angeles Herald Tribune du 30 mai 1891) ou encore lors d'un procès qu'il intenta contre un certain A.I Apdel dans lequel il réclama 10 000 dollars de dommages et intérêts pour diffamation (The Los Angeles Times du 17 septembre 1892).
Notons enfin que ce Vespasien Lacroix Californien est mentionné dans la liste des électeurs de Los Angeles de 1892. Il y est précisé qu'il est alors âgé de 77 ans. Ce qui le fait naître vers 1815.
Il est également indiqué qu'il mesure 5, 8 pieds (environ 1,72m), qu'il a les yeux marrons et des cheveux gris. Il est bien né en France, réside au 1321 Girard Street, et il fut naturalisé américain suite à l’annexion du Texas en 1848 ! Cette dernière précision est importante, les liens entre le Texas et la Louisiane ayant toujours été forts.
Rappelons qu'au début du XIXème siècle, le Texas alors province espagnole puis mexicaine mena une guerre d'indépendance (célèbre en particulier par la bataille du Fort Alamo en 1836) à laquelle pris part un grand nombre de Louisianais. A la suite de ce conflit, le Texas devint un pays indépendant avant de rejoindre l'union américaine en 1848.
Nos recherches sur Toulouse ne nous ont pas permis d'identifier un Vespasien Lacroix né dans cette ville où nos investigations ont été faites entre 1803 et 1827.
Ce Vespasien Lacroix de Los Angeles eut peut-être un fils, John Francis, né le 3 juin 1852 dont l'acte de décès en 1926 précise qu'il était fils de Vespasi(e)n et de Felicia Pelate également Française.
Voici donc l'état actuel de nos recherches. Il reste beaucoup à faire : poursuivre les recherches sur les Hautes-Pyrénées, mais également dans les fonds d'Archives de Louisiane voire du Texas et de la Californie. Recherches complexes et longues, mais il nous semblait dommage de ne pas partager la lettre émouvante de Robert Larroque.
Pour aller plus loin :
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