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Frances Balfour, du modèle préraphaélite à la suffragiste.


Edward Coley Burne-Jones (1833-1898), Portrait de Lady Frances Balfour (1880) Musée d'Art de Nantes

Le Musée d'art de Nantes a acquis en 1991 une huile sur toile du peintre préraphaélite anglais Edward Burne-Jones, “Portrait de Lady Frances Balfour” exécuté en 1880. Il est ainsi dans l'hexagone un des rares musées de France à posséder une œuvre de ce mouvement peu connu. Ce tableau épuré joue sur une harmonie de blancs que l’on retrouve sur le fond uni du tableau, sur le costume et le teint pâle du modèle. Le rebord d'une table, les yeux, la bouche et surtout la chevelure rousse du modèle sont les uniques éclats de couleur venant rehausser le tableau. Le modèle représenté dont la rousseur était un critère de beauté préraphaélite est Lady Frances Balfour d’origine écossaise.

Frances née Cambell est belle-sœur de la princesse Louise (fille de la reine Victoria), et épouse depuis un an de l’architecte Eustace Balfour, frère d'Arthur futur Premier ministre du Royaume-Uni. Même si elle n'est pas une suffragette, dont elle leur reproche les méthodes, elle est un fer de lance du mouvement du droit de vote pour les femmes, ce qui était rarissime chez les aristocrates. Voici donc sa biographie…


Ses parents se sont mariés en 1844. Sa mère lady Elizabeth Levesson-Gower, d’une grande intelligence, aimable mais distante, est fille aînée du duc de Sutherland héritier d’un des plus vieux comtés écossais.




Son père John George Douglas Campbell devient le 8ème duc d’Argyll chef du clan Campbell. Le duc et la duchesse d'Argyll sont tous deux partisans du parti libéral, et participent à plusieurs campagnes de réformes sociales et ont lutté pendant des années contre l’esclavage.



Le château d'Inveraray, région d'Argyll and Bute, Écosse (Royaume-Uni). image via Wikipédia

Frances naît le 22 février 1858 dans l'imposant château ancestral d'Inveraray. Elle est la dixième d'une fratrie de douze enfants et la 4eme fille. Peu de temps après sa naissance sa mère indique que Frances “baby is a beautiful creature, so jolly and firm” (est un beau bébé , si joyeux et vigoureux). Malheureusement vers ses deux ans et demi , il est diagnostiqué qu’elle souffre d’une luxation de la hanche. Jusqu'à la fin de sa croissance elle est surveillée, devant rester allongée et ne pouvant participer au jeux de ses frères et sœurs, mais écoutant attentivement les conversations d’adultes autour d’elle et y participant très tôt.




Cette immobilité forcée endurcit son caractère, elle indique plus tard : ”my character was undoubtedly too pugnacious, largely because of the physical fight that was associated with my early youth” (mon caractère était sans doute trop pugnace, en grande partie à cause du combat physique de ma jeunesse). Et pour combler son ennui, elle prend habitude d'écrire un journal intime où très tôt son intérêt pour la politique apparaît. Lorsqu’elle a 13 ans, en 1871, son frère aîné John épouse la princesse Louise, fille de la reine Victoria et du prince Albert, dans la chapelle Saint George du palais de Windsor. Par ce mariage, son frère devint Marquis de Lorne.


Mariage de la Princesse Louise le 21 mars 1871 par Sydney Prior Hall (Public domain, via Wikimedia Commons)


Frances, un temps, rêve d’être infirmière, mais en plus de son handicap, de par son haut milieu social cela s'avère impossible. Comme toute jeune fille de la haute noblesse victorienne, et même la plus libérale, elle se doit de faire un beau mariage.



Frances voit cela comme un moyen d’obtenir une certaine autonomie sans chaperon l’accompagnant à chaque sortie. Lors de son entrée dans la société, elle assiste à un bal et croise pour la première fois son futur époux Eustace Balfour. Elle est impressionnée par sa haute taille, son teint pâle et son amabilité. Eustace était né le 8 juin 1854, dernier de huit enfants, orphelin de père dès ses deux ans et de mère à 18. Il passe sa prime enfance en la demeure familiale de Whittingehame jusqu’à son intégration dans un collège privé à 8 ans, puis au Trinity College de Cambridge où, bon élève, il fit des études d’architecture.



La mère de Frances décède brusquement le 24 mai 1878 d’une “apoplexie cérébrale”. Devant respecter une période de deuil d’un an, Frances ne peut plus participer aux événements mondains, mais une relation épistolaire s'installe entre elle et son fiancé ponctuée de quelques rencontres. Malgré le ressenti du père de Frances qui trouve la décision précipitée d’autant plus que la famille d'Eustace est des plus conservatrices, le mariage a lieu dans l’intimité le 12 mai 1879. Le jeune couple emménage dans une maisons du quartier de Kensington modernisée et embellie grâce aux talents d’Eustace, quoiqu'elle soit petite pour leur rang social. Une bonne épouse victorienne se doit d’aider son époux dans sa carrière de par un caractère effacé et son art de recevoir. Ce que n'est absolument pas le caractère de Frances qui excelle par son intelligence et montre une grande indépendance d’esprit. Toutefois, aimant profondément son époux, elle s’en attriste, comme on peut le voir dans ses écrits de l’époque où l'on peut lire “god help me to be a better wife” (Dieu aidez-moi à être une meilleure épouse). Malgré cela leur première année de mariage est heureuse : “a year of untold happiness, may God spare us for many another to each other” (une année de bonheur incalculable, que Dieu nous préserve pour de nombreuses autres).


Frances photographiée par Numa Blanc fils

Les premières relations sociales de Frances, hors celle de son cercle familial sont, grâce à son époux et ses amis, les peintres préraphaélites et les artistes du mouvement "Arts and Crafts" ainsi que l'association de préservation du patrimoine le SPAP dont fait partie son époux. Architecte débutant, Eustace a du mal à se faire une clientèle hors de son cercle familial. A cette période, il s'associe avec Hugh Thackeray Turner. En mars 1880, Frances donne naissance à leur premier enfant Blanche Elizabeth.


En 1878, son frère, le marquis de Lorne, est nommé gouverneur général du Canada, poste qu'il exerce pendant cinq ans. Lorsque la princesse Louise y a un accident, Frances et son époux partent à Ottawa. Frances assure le rôle d'hôtesse lors des réceptions données par la couronne anglaise. Elle peut ainsi participer à des dîners et durant la saison parlementaire converser avec des ministres locaux. Elle avoue, qu’il était quelquefois difficile d'échanger avec certains qui n'avaient absolument pas une haute opinion de l'intelligence féminine. Elle assiste aussi aux séances parlementaires et prend définitivement goût à la politique.


Balfour place à Mayfair


De retour à Londres en avril 82, comme la carrière d’architecte d’Eustace périclite, il s’engage dans "the London scottish volunteer rifle regiment “ plongeant Frances dans une grande frustration intellectuelle. Elle espérait tant qu’il entre en politique comme ses deux frères aînés Arthur et Percy Balfour, et qu’elle puisse ainsi continuer à assister à des dîners et débattre de la situation du pays. Même s’ils s'adorent, le couple n’a que peu de points commun, lui est conservateur et apprécie particulièrement la musique, l’architecture et tout ce qui a rapport avec les choses militaires ; Frances quand à elle libérale d’opinion s'intéresse à la religion et à la politique.

Pendant ce temps, de par les commandes venant de son cercle familial, Eustace est occupé dans de nombreux projets architecturaux pouvant l'éloigner pour de longues durées loin de son épouse. Il lui écrit alors chaque jour de lettres où il se force à relater les faits politiques dont il a eu connaissance. En 1884, un fils arrive Francis Cecil. Pendant ce temps un procès en divorce concernant un de des frères de Frances fait un tel scandale, qu’elle s’éloigne un temp de ses obligations sociales.


En 1885, entre deux gouvernements libéraux, l’oncle d’Eustace le conservateur Robert Arthur Talbot Gascoyne-Cecil marquis de Salisbury devint 1er ministre. Même si elle s'était rapprochée de ses deux beaux-frères les conservateurs Arthur et Gerald Balfour et les avait aidés lorsqu’ils étaient célibataires lors leurs campagnes électorale, elle reste libérale en soutenant William Ewart Gladstone l'adversaire de son oncle par alliance.




Quant à Frances, ses premiers engagements sont sociétaux. Ainsi, elle est présidente de 1885 à 1931 de l'association "Travellers' Aid Society", proche de la YWCA ("Young Women's Christian Association"), qui procure des logements provisoires aux jeunes femmes venues chercher du travail à Londres, afin d éviter qu'elles ne tombent aux mains de proxénètes.

Son désir contrarié de jeune fille de devenir infirmière l’avait profondément marquée comme une profonde injustice. Frances est absolument convaincue que les femmes doivent pouvoir étudier et se former au mêmes carrières et métiers que les hommes. Pour elle, nier à une femme la possibilité d'exercer ses droits de citoyenne est une anomalie que la future législation pouvait rectifier. Et ainsi, en 1889, elle rejoint la lutte pour le droit de vote des femmes britanniques. Elle est une des rares membres de la haute aristocratie à se mobiliser, et devient une dirigeante des "suffrage constitutionnelles", quelquefois appelées suffragistes. Pour cela, elle fait leur principale lobbyiste ou (“officier de liaison” comme elle se décrit) auprès des membres de la Chambre des communes.





Frances et sa belle-sœur, Betty l'épouse d’Arthur Balfour, appartiennent au NUWSS (National Union of Women's Suffrage Societies) de Millicent Fawcet. Leurs efforts auprès d’Arthur, trois fois 1er ministre à partir de 1902, pour qu’il soutienne le suffrage féminin est un échec ! Les membres de son parti conservateur y sont fortement opposés. Frances, bonne oratrice, participe à de nombreux meetings en parcourant le pays de long en large. Un automne, selon elle, elle aurait prit part à 60 réunions. Reconnaissant son talent, Arthur Balfour dit d'elle que si elle avait été un homme, elle aurait certainement été un grand leader politique.


En 1896, Frances Balfour devient présidente de la "Central Society for Women's Suffrage"/et cela jusqu’en 1914. Elle est également présidente de la "London Society of Women's Suffrage "de 1896 à 1919.

Mais c’est une suffragiste non violente et même si elle respecte leur bravoure et le fait qu'elles rende médiatique la cause, elle est totalement opposée aux actions militantes de l'Union politique et sociale des femmes (WSPU) d‘Emmeline Pankhurst, ces célèbres suffragettes s'enchainant aux grilles du parlement ou s'opposant physiquement aux policiers lors de manifestations interdites. En effet en tant que légaliste, elle désapprouve toute violation de la loi et pense que les femmes peuvent obtenir ce droit par leurs connaissances et talents législatifs.


Arrestation en mai 1914 d'Emmeline Pankhurst à l'extérieur de Buckingham palace en essayant de transmettre une pétition au roi Georges V (Imperiail war museums collections Q 81486 )


De plus, elle trouve le WSPU trop proche des “socialistes “ (qui plus tard deviendront les travaillistes). En tant que libérale, elle est très mécontente de la décision de l'union nationale des sociétés de suffrage féminin en 1912 de soutenir le Parti travailliste. Elle est chagrinée que certaines actions de membres des WSPU se soient portées contre des hommes politiques libéraux, favorables dans l'ensemble au droit de vote des femmes. A ce moment-là elle fait partie des féministes soutenant le camp pro-guerre, à une période où les divisions sur ce sujet sont fréquents au sein même des mouvements féminins.


Entre temps, sa vie privée s'avère plus compliquée avec son époux, même s'ils ont trois autres enfants. Eustace sombre dans l'alcoolisme. En 1906 sa santé se détériore significativement et il décède en 1909 entouré de son épouse et ses enfants.




On aurait pu penser que l'obtention en 1918, du droit de vote aux femmes l'aurait satisfaite. mais, comme il ne concerne que celles ayant plus de 30 ans, soit propriétaires terriennes ou soit locataires (ou épouses de locataires) d'un logement dont le loyer annuel était supérieur à 5 £, ou diplômées d'universités britanniques ; elle poursuit la lutte pour les droits des femmes par le biais du Conseil national des femmes de Grande-Bretagne et d'Irlande, et devient leur présidente au début des années vingt. L’égalité complète entre hommes et femmes pour le droit de vote ne se fait qu'en 1928.


En 1909 une commission royale d'enquête sur les lois sur le divorce et les causes matrimoniales est créée. Pour avoir siégé à diverses comités gouvernementaux notamment sur les injustes lois sur le divorce, elle est nommée seule femme avec Mme H.J Tennant, épouse du député de Berwick, au sein de cette commission.

Toutefois, de par ses opinions politiques libérale, même si elle en appelle de ses vœux les plus chers, elle pense que l'égalité des femmes au travail ne doit pas être légiférée afin que cela ne coûte pas à l'employeur.

Jusqu'à son décès elle rédige de nombreux livres et articles dont cinq biographies:

"Dr Elsie Inglis" (1918), (fondatrice des Scottish Women’s Hospitals)

"A Memoir of Lord Balfour of Burleigh" (1925)

Elle écrit aussi son autobiographie " Ne Obliviscaris" en 1930.



Frances, infatigable, est fortement engagée à l'Armée du Salut, et est présidente de la Society for Befriending Girls”. Elle fait également campagne pour que les femmes jouent un plus grand rôle au sein de l'église, et contribue à recueillir les fonds nécessaires à la construction de l'église de Crown Court.




Le 25 février 1931, lady Frances Balfour décède des suites d'une pneumonie, chez elle au 32 Addison Road, Kensington. Elle est enterrée dans la propriété de la famille Balfour de Whittingehame à East Lothian.



Pour aller plus loin :

Joan B Huffman Lady Frances: Frances Balfour, Aristocrat Suffragist, Troudadour Publishing 2018



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