Lors de l’expédition de Syrie, durant la campagne d’Egypte de Bonaparte, eut lieu le siège de Saint-Jean d’Acre. Afin de soutenir la ville, 20 000 à 30 000 Turcs arrivèrent en renfort, et Bonaparte dut faire détacher la division de Kléber au-devant de l’ennemi. Le 8 avril 1799, lors de la bataille dite de Nazareth, l’avant-garde de cinq cents hommes commandés par Jean-Andoche Junot, promu général de brigade dès son arrivée en Egypte, les vainquit. Ce fait d’armes fut immortalisé par Antoine Jean Gros et est considéré comme un chef-d’œuvre dans la représentation de batailles, mais aussi de propagande napoléonienne. Pourtant il n’aurait pas satisfait le futur Empereur et de l’œuvre monumentale prévue, il ne restera qu’à l’état d'une impressionnante esquisse exposée aux musées d'Arts de Nantes. En voici la genèse…
Antoine Jean Gros né en 1771 à Paris[1] d’un père miniaturiste entra à 14 ans dans l’atelier de David. Il concourut en 1792 pour le prix de Rome avec son tableau « Eléazar ». Mais sa famille connut un revers de fortune avec la Révolution, il fut donc obligé de subsister par la réalisation de portraits de conventionnels.
En 1793 durant la Terreur il préféra quitter la France pour l’Italie, où il y résida jusqu’en 1801 et put y perfectionner son art. Il était établi à Gènes où il exécuta des portraits de notables locaux, lorsqu’en 1796 il fut présenté à Joséphine de Beauharnais. S’étant lié d’amitié avec elle, il l’accompagna à Milan et après avoir rencontré Bonaparte, il réalisa sa première œuvre importante la même année « Bonaparte au pont d’Arcole ». Bonaparte satisfait du tableau tout à sa gloire le nomma à la tête de la commission chargée de sélectionner les œuvres d’art destinées à enrichir les collections du musée du Louvre.[2] De retour à Paris en 1801, il devint ainsi un peintre officiel du Consulat puis de l’Empire. Et naturellement, avec d’autres concurrents comme entre autres Nicolas-Antoine Taunay[3] et Armand-Charles Caraffe[4] il participa donc à un concours lancé dès le 21 avril 1799 par Bonaparte [5] pour commémorer le combat de Nazareth :
Au quartier-général au camp devant Acre le 2 floréal an VII
Ordre du jour
Le général en chef voulant donner une marque de satisfaction particulière aux trois cents braves commandés par le général Junot, qui au de Nazareth, ont repoussé trois mille hommes de cavalerie, prix cinq drapeaux et couvert le champ de bataille de cadavres ennemis, ordonne :
ARTICLE PREMIER. Il sera proposé une médaille douze mille francs pour prix du meilleur tableau représentant le combat de Nazareth.
ART.2 Les français seront costumés dans le tableau avec l’uniforme de la 2 ° d’infanterie légère et du 14 ° de dragons. Le général Junot, les chefs de brigade Duvivier et 14 ° dragons y seront placés.
Art.3 L’état-major fera faire, par les artistes que nous avons en Egypte, des costumes de Mamlouks, de janissaires de Damas, des Alepins, des Delettes, des Maugrebins, des Arabes, et les enverra au ministre de l’intérieur à Paris, en l’invitant à en faire différentes copies, à les envoyer aux principaux peintres de Paris, Milan, Florence, Rome et Naples, et à déterminer l’époque des concours et les juges qui devront décerner le prix.
Art.4 Le présent ordre du jour sera envoyé à municipalité de la commune des braves qui se sont trouvés au combat de Nazareth.
Le général en chef
Bonaparte
Alexandre Berthier
Général de division, chef de l’état-major général
Pour copie conforme au registre d’ordre,
L’adjudant-général »[6]
Le poète Augustin Louis Ximénès avait écrit ces quelques vers déjà tout à la gloire de Junot montrant l'importance de tous les arts de l'époque dans l'art de glorification de l'expédition d'Egypte :
« Enfants de Sparte, nés soldats,
Compagnons de Léonidas ?
Votre tombe muette est la voix de l’histoire.
Voyez dans Nazareth trois cents braves Français
Par le brave Junot conduits à la victoire.
Défier un nouveau Xerxès
Et soyez jaloux de leur gloire »[7]
Pendant ce temps, Junot avait été grièvement blessé lors d’un duel contre le général Lanusse et se trouvait à Suez lorsque Bonaparte quitta L’Egypte. Chagriné de laisser ce fidèle derrière lui, Bonaparte lui adressa cette missive en août 1799 :
« Je quitte l’Égypte. Tu te trouves trop éloigné du lieu de l’embarquement pour que j’aie pu t’emmener avec moi ; mais je laisse l’ordre à Kléber de te faire partir dans le mois d’octobre. Enfin, dans quelques lieux, dans quelques positions que je me trouve, soit sûr que je te donnerai des preuves positives de la tendre amitié que je t’ai vouée. Salut et amitié ! ». [8]
Malheureusement, le navire marchand qui transportait Junot pour son retour en France fut arraisonné par les Anglais, et le général fut donc un temps leur prisonnier. Il ne put rejoindre Marseille que le 14 juin 1800. Dès son retour, il fut promu général de division et gouverneur de Paris. Ayant connaissance du projet du tableau, Junot fournit un plan succinct des lieux à Gros[9] qui utilisa aussi des costumes et armes rapportées d’Egypte comme cela avait été demandé à l’annonce du concours.
Les esquisses des concurrents furent toutes présentées au salon de 1801, et lors des délibérations du jury, l’unanimité pour désigner un vainqueur ne semblait pas pouvoir être trouvée. Alors, de manière tonitruante, le général Junot s’immisça dans le choix du peintre ayant représenté ce fait d’armes. Sa veuve dans ses mémoires relata ce choix : « Ce fut M. Gros que Junot déclara avoir le mieux conçu l’idée qu’il avait lui-même donné de l’affaire, dans une petite notice distribuée aux peintres. M. Gros avait le grand avantage de son talent, aidé d’une connaissance plus particulière du pays, puisqu’il avait été en Egypte. Junot lui fit donc accorder le prix, et il fut chargé de faire le tableau (…) »[10]
Mais la délibération fut certainement plus houleuse, car elle fut décrite ainsi : « Le jour du jugement du concours (...), on vit arriver le Général Junot qui le sabre à la main, vint déclarer qu’il fallait adjuger le prix du concours au citoyen Gros. Le jury, fort étonné de cette nouvelle manière de juger, fut obligé de céder”[11]. Ce qui correspond plus à son surnom de « Junot la Tempête » !
Voici la description du tableau vainqueur selon le programme du salon :
« Le moment du tableau est la fin du combat. L’ennemi fuit de tous côtés les groupes principaux sont : 1e le Général Junot au moment qu’il se rapprocha de notre infanterie, attaqué par deux mamelouks, tuant l’un d’un coup de pistolet et blessant l’autre d’un coup de sabre sur la tête 2) le Maréchal des Logis du 3 ° de dragons, en levant, après le combat le plus opiniâtre, un drapeau à un turc qui, en quittant la vie, semblait ne regretter que son drapeau.
3 ° un Allié des Français l’un des fils de l’ancien Pacha d’Acre, tué dans cette action : on le distingue près du Général Junot. Il est renversé à peu de distance de sa troupe et décoré comme elle du panache tricolore. 4 ° Le carabinier qui eut la cuisse cassée d’un coup de feu.
Deux ou trois groupes non prescrits sont introduits pour caractériser les deux nations. Le motif de l’un est tiré de la correspondance du Général Bonaparte, peignant la valeur personnelle et forcenée des mamelouks qui, réduits au désespoir se précipitent tête baissée, sur les baïonnettes. Pour les deux autres — en opposition à la coutume barbare des turcs de couper la tête d’un ennemi à terre — la loyauté française dans cette situation ne voit qu’un prisonnier qu’elle doit respecter. On distingue aussi auprès du Général Junot, le chef de brigade de la 2e légère, Desnoyerz, monté sur un cheval bai normand. Le chef de brigade du 14e dragons, Duvivier, se voit dans le fond à la tête de ses troupes, monté sur un cheval noir à tout crin.
On ne pouvait faire le portrait de ces deux militaires, morts depuis au champ d’honneur. »[12]
Toutefois, il est dit que ne figurant pas sur le tableau, car non présent à cette bataille, le Premier consul prit ombrage. Craignait-il cette mise en valeur trop évidente de Junot ou commençait-il à se méfier de ses excès ? La duchesse d’Abrantes ne donne aucune précision concernant la non-exécution de la commande : « (…) il ne fut jamais terminé ; l’esquisse seule fut achevée. Le magnifique portrait du duc d’Abrantès, que j’ai chez moi, est l’œuvre immortelle (on peut le dire) de M. Gros ; il était destiné à servir pour le grand tableau du combat de Nazareth. Ce portrait dont la tête, c’est-à-dire la figure seule, est terminée, est un chef-d’œuvre non seulement de peinture, mais de ressemblance. Que de fois j’ai remercié M. Gros dans mon cœur ! ». Une autre version indique que comme l’unanimité avait été trouvée dans un climat houleux, et que la contestation avait été rendue publique, la décision de la non-réalisation de la toile fut prise[13].Napoléon annula donc le projet d’un immense tableau long de six mètres. Et pour compenser la perte de cette commande, ordonna que la toile soit coupée et réutilisée afin de permettre la réalisation de deux œuvres qui le mettraient personnellement en figure centrale et le glorifierait. Ce fut Les Pestiférés de Jaffa et La Bataille d’Aboukir, les deux exécutées par Gros. Deux œuvres importantes dans le renforcement de l’image de Bonaparte qui savait utiliser l’art pour sa propre propagande et qui décrivent la campagne d’Egypte sous un jour très flatteur.
Revenons au tableau de Gros. Au premier abord, on peut se demander pourquoi Bonaparte pensait que la raison de sa non-exécution était la glorification de Junot ? C’est une vue d’ensemble d’un combat et le général n’est même pas en gros plan central. En effet, il est situé légèrement sur la gauche. Mais tout est fait pour que le regard converge sur lui : il est monté sur un cheval blanc venant d’abattre un adversaire avec son pistolet et s’apprêtant à en atteindre un autre avec son sabre.
Et la couleur de son cheval contraste donc avec celles environnantes. De plus, la composition de la toile met Junot sur le tiers gauche de l’œuvre, qui est une zone sur laquelle naturellement l’œil humain s’attarde le plus.
De même, les deux grandes lignes obliques du tableau avec l’une partant des pentes du mont Thabor et descendant ensuite le long de la colonne de fantassins pour s’achever dans le coin en bas à droite ; et l’autre démarrant du groupe de cadavres en bas à gauche et remontant sur les colonnes de cavaliers turcs se croisent au niveau de Junot et de Desnoyers. Donc Junot est réellement mis en avant, mais de manière subtile. Il est vrai que cette œuvre est réellement remarquable. Ce n’est pourtant qu’une esquisse, mais elle est considérée comme un chef-d’œuvre de la représentation guerrière et enthousiasmera Géricault et Delacroix qui s’en inspirèrent.
Dans son exécution, on reconnaît l’ancien élève de David par le thème et par la rigueur néoclassique de ce dernier. Gros en plus du plan topographique fourni par Junot avait réalisé une maquette avec des petits soldats et un lustre pour représenter les ombres du soleil.[14]
Mais ce tableau montre aussi la violence des combats par une fougue épique et une théâtralisation de l’action. Cette fougue donc, de par la composition très libre et dynamique et de par le traitement novateur de la couleur et de la lumière annonce le romantisme à venir. Le rouge en effet est dominant et renforce la notion de sang et donc de violence., thème cher à ce mouvement.
Terreur et mort jusque dans les détails
Une touche annonçant le Romantisme Malgré la non-réalisation finale du tableau, et grâce aux commandes de Napoléon Bonaparte, Gros connut son heure de gloire pendant l’Empire grâce notamment à Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau et La Bataille d’Aboukir. Et honneur suprême, il fut fait chevalier de la Légion d’honneur le 22 octobre 1808.[15] Après la chute de l’Empire, il reprit l’atelier de David obligé de s’exiler en 1815 comme révolutionnaire régicide. Gros fut fait chevalier de Saint-Michel et baron pendant la Restauration et obtint le grade officier de la Légion en avril 1828. Mais son style pourtant annonciateur du romantisme correspondait de moins en moins au goût de l’époque. Le 25 juin 1835 à Meudon, devenu dépressif et après l’échec au salon de son tableau Hercule et Diomède, il se suicida.
Quant à Junot, nul besoin de raconter sa carrière, de grands noms l’ont déjà fait, rappelons juste, que ses mauvaises relations et sa vie dispendieuses lui portèrent souvent préjudice et même si sa fidélité était toujours là vis-à-vis de l’Empereur, il connut souvent l’exil. Quant à son caractère impétueux, il s’accentua se transformant en graves troubles du comportement, puis en aliénation mentale entraînant sa mort à la suite d’une défenestration le 29 juillet 1813.
[1]Selon son dossier de la Légion d’honneur - base Léonore cote LH/1206/51- il naît le 17 mars 1771, paroisse Saint-Eustache.
[2] Grands maîtres de la peinture du néo-classicisme au Réalisme — Hachette — 1989
[3] Nicolas-Antoine Taunay (1755-1830), grâce à une bourse d’études séjourna à Rome et est admis à l’académie de beaux-arts en 1795. Il fut choisi pour représenter les campagnes de Napoléon en Allemagne. A la chute de l’Empire, il s’exila avec sa famille au Brésil et participa à la création de l’Académie royale des beaux-arts et obtient la chaire de peinture de paysages, mais retourna peu de temps après en France.
[4] Armand-Charles Caraffe (17 621 822) élève de David, voyagea en Italie, puis en Egypte et Turquie, après Thermidor pour ses opinions jacobines est emprisonné. Parti un temps en Russie, il revint en France en 1812.
[5]Cyrille Sciama —Le beau bizarre les peintures du XIXe siècle du musée d’arts de Nantes Musée d’Arts de Nantes— Musée d’arts de Nantes et Nantes Métropole — 2017.
[6] Mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès, ou Souvenirs historiques sur Napoléon, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration, Paris, Ladvocat, coll. « Mémoires contemporains », 1831-1835, tome quatre
[7] Augustin Chalamel — Histoire - Musée De La République Française Depuis L’assemblée Des Notables Jusqu’à L’empire : Avec Les Estampes, Costumes, Médailles, Caricatures,... Les Plus Remarquables Du Temps.Paris-1842
[8] Mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès, ou Souvenirs historiques sur Napoléon, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration, Paris, Ladvocat, coll. « Mémoires contemporains », 1831-1835, tome second
[9] Descriptions et plans fournis par Junot sont conservés aux musées des Arts de Nantes (Inv.1529) selon Cyrille Sciara —Le beau bizarre les peintures du XIXe siècle du musée d’arts de Nantes Musée d’Arts de Nantes-2017
[10] Mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès, ou Souvenirs historiques sur Napoléon, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration, Paris, Ladvocat, coll. « Mémoires contemporains », 1831-1835, tome quatre
[11] Cléry Journal des Bâtiments civils, des Monuments et des Arts, 23 frimaire an X [14/12/1801] cité par Cyrille Sciara—Le beau bizarre les peintures du XIXe siècle du musée d’arts de Nantes Musée d’Arts de Nantes-2017
[12] Cyrille Sciara —Le beau bizarre les peintures du XIXe siècle du musée d’arts de Nantes Musée d’Arts de Nantes-2017
[13] Collectif sous la direction de Sophie Lévy — Musée d’arts de Nantes le guide des collections — Editions Snoeck 2017
[14]Ibid.
[15] Dossier de la Légion d’honneur base Léonore cote LH/1206/51
Les détails du combat de Nazareth sont photographiées par C Augris (@c.augris)
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